La censure sur Internet : Etats contre cyberdissidents
LE MONDE | 28.08.07 | 14h15 • Mis à jour le 22.01.08 | 15h55
En une dizaine d'années, Internet s'est imposé comme un outil essentiel de la vie démocratique. En Occident, le cyberespace a révolutionné les campagnes électorales et fait émerger un "journalisme citoyen". Dans les jeunes démocraties et les régimes autoritaires, il a fourni une arme redoutable aux défenseurs de la liberté d'expression et aux militants démocratiques : l'arme de la communication invisible. Inévitablement, ces régimes ont cherché la parade. Et l'ont trouvée - avec l'aide des grandes entreprises de la high-tech occidentale. Arsenal répressif ou technologique, certains pays mettent tout en oeuvre pour tenter de contrôler Internet, pour empêcher la circulation d'idées, d'informations et de mots d'ordre indépendants. Y parviennent-ils ? Pas tout à fait et pas partout. Comme toujours, il est plus facile de contrôler un petit pays qu'un grand, mais, comme le constatent à leurs dépens les dirigeants chinois, la vague Internet n'est pas si facile à endiguer. Et les surfeurs sont parfois, eux aussi, très forts en technologie.
CHINE
40 000 policiers du Net contre 162 millions d'internautes
La "grande muraille virtuelle" érigée par le gouvernement chinois contraint les internautes à des stratégies de contournement et à des jeux de cache-cache. Blogs fermés, sites bloqués, messages effacés requièrent une certaine ingéniosité. Franchir la ligne rouge peut coûter cher : l'ONG Reporters sans frontières estime que 52 cyberdissidents sont derrière les barreaux en Chine, souvent accusés d'avoir révélé des secrets d'Etat, un délit fourre-tout qui permet tous les abus de pouvoir.
L'autocensure est systématique : les portails (Sina, Sohu) ou les hébergeurs de blogs (Tianya) reçoivent, comme tous les médias, des circulaires avec les sujets à ne pas aborder - comme celle que le journaliste Shi Tao a mise en ligne en 2005, ce qui lui a valu dix ans de prison. Le nettoyage est fait (des phrases disparaissent des blogs ou des forums de discussion), avant même que la police de l'Internet, forte de 30 000 à 40 000 membres, n'intervienne.
Un nouveau pas vient d'être franchi le 24 août : les hébergeurs de blogs chinois, mais aussi Yahoo et Microsoft (MSN) ont signé un "pacte d'autodiscipline" à travers lequel ils s'engagent à ne pas diffuser des "messages illégaux et erronés" et à "protéger les intérêts de l'Etat et du public chinois". Ce "pacte" encourage aussi les hébergeurs à identifier les blogueurs.
Jusqu'alors, le système de censure chinois a été sérieusement mis à l'épreuve par les 162 millions d'internautes recensés et leurs 20 millions de blogs. Internet est devenu une caisse de résonance sans pareille pour la société civile. Il a amené le parti à prendre en compte une opinion publique qu'il méprisait, et nourrit une presse de plus en plus agressive.
A Xiamen, en mai, un activiste a réussi, grâce à son blog, à mobiliser la population de la ville contre le projet de construction d'une centrale pétrochimique. Après avoir échangé près d'un million de messages SMS, les habitants ont participé à l'une des plus grosses manifestations organisées dans une grande ville de Chine depuis les rassemblements de la place Tiananmen en
1989. "Les médias n'ont pas pu parler de la manifestation. Mais des internautes vont à leurs frais sur place et enregistrent les événements avec un téléphone portable ou bien une caméra, puis les diffusent sur le Net. C'est un nouveau canal pour une expression indépendante", explique Li Datong, l'ancien rédacteur en chef de l'hebdomadaire Bingdian, limogé en 2006 pour avoir mis en ligne un système de pénalités imaginé par les cadres du parti pour sanctionner les journalistes trop critiques.
Révélé par un reportage télévisé, l'esclavage généralisé pratiqué dans les briqueteries du Henan et du Shanxi est devenu une affaire nationale grâce à Internet, où les parents d'enfants disparus ont fait circuler des pétitions. Plus rien ne semble pouvoir arrêter l'information en Chine : le gouvernement a finalement renoncé, en mai, à obliger les auteurs de blogs à s'enregistrer au préalable sous leur véritable identité. Trop compliqué à mettre en oeuvre à une échelle pareille.
VIETNAM
Une récente vague de procès
L'usage d'Internet au Vietnam a connu une progression rapide, passant de 9 à 14 millions d'utilisateurs, soit 17 % de la population, entre 2005 et 2006. Beaucoup d'entre eux sont jeunes et se connectent dans les quelque 5 000 cybercafés du pays, ce qui facilite le contrôle par les autorités. La législation exige en effet des fournisseurs d'accès et des cybercafés qu'ils installent des logiciels de surveillance, qu'ils conservent les informations sur les utilisateurs et dénoncent ceux qui enfreignent la loi : tout contenu "qui s'oppose à l'Etat, déstabilise la sécurité du Vietnam, l'économie ou l'ordre social, incite à l'opposition" est illégal. Il existe peu de moteurs de recherche vietnamiens, ce qui limite les accès à l'étranger. Selon OpenNet Initiative, le Vietnam réglemente extensivement l'accès à Internet, à la fois dans la gestion de l'infrastructure et dans le filtrage du contenu, surtout politique et social. Le filtrage affecte aussi les sites des communautés vietnamiennes à l'étranger.
En 2006, les internautes vietnamiens ont repoussé les limites de la censure, réussissant notamment à créer trois publications dissidentes. Soucieux de se faire admettre à l'OMC, le régime communiste a laissé s'installer une relative tolérance. Un mouvement démocratique baptisé Bloc 8406, parce que né le 8 avril 2006, s'est développé sur la Toile. Mais, en juillet 2006, une loi visant à mettre au pas les journaux en ligne est entrée en vigueur. Le contrôle des cybercafés a été renforcé et, en 2007, une vague de procès s'est abattue sur les cyber-dissidents. Entre le 10 et le 15 mai, plusieurs condamnations à des peines de trois à cinq ans de prison ont été prononcées et, selon des associations de défense des droits de l'homme, neuf cyber-dissidents et journalistes sont actuellement emprisonnés.
Pourtant, malgré la répression et la censure, Internet reste crucial pour les opposants actifs comme outil de communication et de liaison avec la diaspora vietnamienne. Ceux qui ont une expertise technologique suffisamment sophistiquée parviennent à passer outre le filtrage. De manière générale, a écrit dans Times Asia le militant des droits de l'homme Nguyen Thanh Giang, "les forums de discussion ont accéléré la démarche démocratique".
TUNISIE
Sous contrôle étroit
Le gouvernement tunisien a activement encouragé l'accélération de l'accès à Internet, notamment dans les universités et les écoles. Programmes de connexion gratuite, vive concurrence entre les fournisseurs d'accès et ouverture de cybercafés ont permis à quelque 9 % de la population de se servir régulièrement d'Internet.
Cela se fait cependant sous un étroit contrôle : les fournisseurs d'accès doivent transmettre leurs listes d'abandonnés aux autorités. Les exploitants de cybercafés sont considérés comme responsables de ce que regardent et utilisent leurs clients et doivent veiller à ce que les sites visités ne "troublent pas l'ordre public". Selon OpenNet Initiative, le filtrage de l'Internet est assuré par le logiciel SmartFilter, fabriqué par une société américaine de la Silicon Valley, Secure Computing. L'Arabie saoudite, le sultanat d'Oman, les Emirats arabes unis et le Soudan utilisent aussi SmartFilter.
CUBA
Des connexions privées difficiles et rares
Totalement sous la coupe du pouvoir, la presse officielle cubaine a lancé très tôt des sites Web (ceux de Granma, Trabajadores, etc.) en plusieurs langues. En revanche, l'accès des citoyens cubains à Internet est sévèrement entravé et contrôlé à plusieurs niveaux.
Les Cubains propriétaires d'un ordinateur (3,3 ordinateurs pour 100 habitants, un des taux les plus faibles du monde), avec l'autorisation expresse des autorités, doivent en outre, depuis 1996, demander à l'unique opérateur de l'île, la société ETEC SA, une accréditation obligatoire, avec une "raison valable", pour disposer d'une ligne et d'un abonnement. Autant dire que les connexions privées sont rares. Seuls les hauts responsables politiques, les ambassades, les sociétés étrangères, les universitaires et les entreprises tournées vers l'exportation sont équipés. De manière générale, les messages échangés ne doivent pas "compromettre la sécurité d'Etat" ni contrevenir aux lois et "principes moraux" du pays.
Cuba a cependant développé, à partir de 2000, un réseau de cybercafés. Ils sont chers pour les Cubains, surveillés (ni les opposants reconnus ni les journalistes indépendants n'y ont accès), et leurs connexions sont lentes. Chaque utilisateur doit donner son nom, son prénom et son adresse. Il doit choisir ensuite entre un simple service de mails mis en place par l'Etat (1,20 euro de l'heure) et un service dit "international", qui donne accès à toute la Toile (4 euros de l'heure, soit plus d'un tiers du salaire mensuel moyen d'un Cubain).
Curieusement, d'après les récentes vérifications de RSF, tous les sites sont accessibles, y compris ceux de l'opposition cubaine à l'étranger. En revanche, certains mots-clés considérés comme potentiellement subversifs (comme "Fidel"), affichés sur un moteur de recherche, écrits sur un traitement de texte ou sur un message électronique déclenchent invariablement l'ouverture d'une fenêtre indiquant : "Ce programme fermera dans quelques secondes pour raisons liées à la sécurité de l'Etat."
Traditionnellement débrouillards, des Cubains achètent ou "empruntent" les codes de connexion de personnes autorisées à disposer d'une ligne, y compris auprès d'officiels du régime. Mais ce trafic, passible de cinq ans de prison (vingt ans pour des articles jugés "contre-révolutionnaires" et publiés sur des sites étrangers), est risqué.
De février à août 2006, Guillermo Fariñas, surnommé "El Coco", directeur de l'agence de presse indépendante Cubanacan Press, a mené une grève de la faim, entrecoupée d'hospitalisations forcées, pour demander l'accès pour tous à un "Internet libre". RSF lui a décerné son prix Cyberliberté 2006.
Sylvie Kauffmann, avec Martine Jacot et Brice Pedroletti
Article paru dans l'édition du 29.08.07.