LE MONDE | 03.05.03 | 12h32 • Mis à jour le 02.05.08 | 14h07
Curieuse histoire que celle du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), digne d'un roman policier dont le titre pourrait être "Sur la piste du virus serial killer".
En ces temps de guerre, de terrorisme et d'incertitude, cette maladie infectieuse émergente a toutes les caractéristiques pour susciter une peur planétaire et un emballement médiatique. Une simple toux, un simple éternuement suffiraient pour propager ce virus très contemporain, symbole de la mondialisation. Il voyage par avion et prend pour cible les hommes d'affaires, les touristes et, par ricochet, le personnel soignant. Première épidémie mondiale du XXIe siècle, l'histoire du SRAS ne se passe pas en Afrique, comme celle du virus Ebola, mais dans des pays d'Extrême-Orient et d'Amérique du Nord qui multiplient les échanges.
L'histoire de la pneumonie atypique est aussi celle d'un outil, Internet, devenu à cette occasion quasi providentiel grâce à l'interconnexion qu'il permet entre les systèmes de santé mondiaux. Les réseaux du Web ont permis de transmettre les messages d'alerte à une vitesse record. Les scientifiques ont ainsi pu échanger leurs informations et suivre pas à pas l'épidémie.
Mais d'où vient ce virus "exotique" qui, à la date du 2 mai, avait touché 6 061 personnes dans 27 pays et fait 416 morts ? Quelles pistes a-t-il empruntées ? L'épidémiologie tient souvent du travail de détective, surtout dans le cas d'une maladie infectieuse. A la différence des facteurs cancérogènes, la courte période d'incubation, en l'occurrence une dizaine de jours entre le contact avec le coronavirus et l'apparition des signes cliniques, permet de retracer la propagation du SRAS qui a fait ses premiers pas en Chine, avant de partir à Hongkong, Hanoï au Vietnam puis de s'envoler pour Toronto au Canada et de s'éparpiller sur la planète. L'Organisation mondiale de la santé (OMS), qui a mené l'enquête, continue d'appeler à la vigilance.
Episode 1 : le silence de la chine. Si l'alerte internationale a été lancée le 12 mars, l'OMS sentait poindre une nouvelle menace depuis novembre 2002. "Nous sommes partis d'une rumeur", se souvient Guénaël Rodier, directeur du département des maladies transmissibles, surveillance et action de l'OMS.
Tout commence par une histoire de grippe d'allure banale. Le 27 novembre, le Global Public Health Intelligence Network (GPHIN, Réseau global de renseignement sur la santé publique) détecte le début d'une épidémie en Chine. Un rapport chinois demande aux garderies, aux écoles et aux usines de mettre en quarantaine les personnes infectées. "C'était l'hiver, ce type de problème respiratoire, là-bas, à cette période de l'année, n'était pas paniquant", raconte M. Rodier. Pourtant, l'inquiétude pointe. La flambée de "grippe" de novembre va exploser au fil des mois.
Début février, le fils d'un ancien membre de l'OMS séjourne à Canton, capitale de la province du Guangdong. Il reçoit un courriel décrivant une "maladie contagieuse étrange" qui a "déjà fait plus de cent morts" dans la province du Guangdong, en l'espace d'une semaine. Le message est transmis au bureau pékinois de l'OMS, avec, en note : "L'épidémie ne doit pas être connue du public et médiatisée, mais, sur place, il y a un début de panique chez les gens qui se ruent dans les pharmacies pour acheter tout ce qu'ils peuvent, pensant se protéger."
Le 10 février, le bureau pékinois de l'OMS reçoit un coup de téléphone de l'ambassade des Etats-Unis qui signale une information, communiquée par un citoyen américain, à propos d'une "étrange maladie et beaucoup de morts à Canton". Ces rumeurs sont transmises au bureau régional du Pacifique occidental de l'OMS, à Manille (Philippines) et au siège de l'Organisation à Genève (Suisse). Le même jour, le consulat du Japon de Guangdong rapporte une épidémie de pneumonie atypique observée dans le sud de la Chine. Le lendemain, l'OMS reçoit un rapport du ministère chinois de la santé qui fait état d'une irruption de syndrome respiratoire aigu avec 300 cas et 5 morts dans la province de Guangdong entre le 16 novembre et le 9 février. Le personnel médical représente un tiers des malades. Le voile se lève doucement sur le secret bien gardé par les autorités chinoises. Six municipalités sont touchées, dont Foshan considérée depuis par l'OMS comme le berceau présumé de l'épidémie.
L'OMS est parvenue à reconstituer le prologue de l'histoire. La première étape de ce thriller biologique se joue donc à Foshan, ville industrielle de 3,2 millions d'habitants, située à vingt-cinq kilomètres au sud de Canton. C'est là que le premier patient connu de la pneumonie atypique, le "cas zéro", a été signalé. Tout serait parti d'un "homme d'affaires qui fournissait des restaurants en poissons et qui a beaucoup voyagé", selon l'OMS. Il est devenu, sans le savoir, "une arme biologique ambulante". Le 16 novembre 2002, cet homme âgé de 40 ans souffre d'un accès persistant de fièvre. Quelques jours plus tard, il tousse. Hospitalisé sur place, il contamine quatre infirmières, avant de guérir de son affection. Aucun de ses quatre enfants n'a été infecté. Un autre homme, vendeur de crevettes, contracte la maladie à Foshan et va la disséminer à Canton.
En février, les officiels chinois assurent que le nombre de cas diminue, mais signalent qu'il ne s'agit pas du virus de la grippe. Le 14 février, le ministère chinois de la santé informe l'OMS que les signes cliniques de la maladie correspondent à une pneumonie atypique. Il estime que la situation est "en passe d'être contrôlée". Les investigations excluent, selon les autorités chinoises, l'anthrax, la peste pulmonaire, la leptospirose et la fièvre hémorragique. La Chine annoncera ensuite avoir retrouvé chez les malades une bactérie, de type chlamydia. Le 11 février, l'OMS avait diffusé un premier message d'alerte via le réseau ProMED sur une maladie respiratoire encore mystérieuse mais potentiellement mortelle. Comptant vingt mille abonnés gratuits, ce dispositif international permet de répercuter au plus vite l'apparition de maladies émergentes.
LE département de la santé publique de Toronto compte parmi les destinataires de l'alerte. La population de la capitale de l'Ontario compte une très importante communauté asiatique : le Chinatown de Toronto est le deuxième par sa densité après celui de New York. L'information est diffusée aux hôpitaux. Les spécialistes des maladies infectieuses abonnés à ProMED, comme le docteur Donald E. Low, chef du service de microbiologie de l'hôpital Mount Sinai et professeur à l'université de Toronto, sont déjà au courant et ne prennent pas l'alerte à la légère.
"Rétrospectivement, c'est vrai qu'il y a eu un "gap" entre novembre et février, on ne savait rien sur la flambée", témoigne Tom Grein, épidémiologiste, chef de projet à l'OMS pour les opérations d'alerte et d'action.
"Il a fallu du temps pour prouver que notre conviction était juste : des liens existaient entre ce qui se passait dans la province de Guangdong en Chine et ce qui allait se passer à Hongkong et Hanoï", complète le docteur Rodier.
le. Ce jour-là, le docteur Liu Jianlun, un néphrologue de l'université Zhongshan de Canton, âgé de 64 ans, arrive à Hongkong pour un mariage. Auparavant, il a prêté main-forte à ses confrères de l'hôpital Kwong Wah de Canton pour soigner les premiers malades de ce que l'OMS baptisera le SRAS. Personne n'a encore compris la nature de la maladie. Preuve en est qu'aucune mise en quarantaine n'est effectuée. Le docteur Liu embarque donc avec sa femme dans le bus qui, en trois heures, les mènera à Hongkong. Là, ils descendent à l'hôtel Métropole, dans le quartier de Kowloon, un vaste établissement trois étoiles dont le slogan vante
"une vue à couper le souffle" sur la ville. Ils occupent la chambre 911 au neuvième étage. Le docteur Liu développe des symptômes respiratoires, mais il se sent suffisamment en forme pour aller faire des courses avec son beau-frère, résident hongkongais. Dès le lendemain, son état de santé se dégrade. Dans le hall de l'hôtel, le docteur Liu se sent mal. Près des ascenseurs, frissonnant, il marque un temps d'arrêt, secoué par des quintes de toux. Des clients de l'hôtel, originaires de Singapour, le soutiennent et l'aident à monter dans l'ascenseur pour regagner sa chambre.
Après son malaise, le docteur Liu se rend à l'hôpital Kwong Wah, où il est transféré dans le service des soins intensifs. Il prévient le personnel médical qu'il craint d'avoir attrapé "une maladie très virulente", une mise en garde dont il ne semble pas avoir été fait grand cas. Les soignants ne portent encore ni masque ni gants, et vont être infectés. Le docteur Liu mourra le 4 mars. L'histoire va montrer que cet homme - qui, sans le savoir, a contaminé au moins douze personnes de différentes nationalités à l'hôtel Métropole - est le "deuxième cas zéro" mondial, et Hongkong, le deuxième foyer de propagation après Foshan. Pendant ce temps, les experts de l'OMS arrivent à Pékin, mais ne sont pas autorisés à aller dans la province de Canton. Une interdiction qui va faire perdre de précieux jours dans la lutte contre la maladie.
D'autres clients de l'hôtel Métropole, plaque tournante dans cette histoire, croisent la route du docteur Liu et vont, en retournant dans leur pays, donner une dimension internationale à cette épidémie chinoise. C'est en toussant de manière répétée en attendant l'ascenseur sur le palier du neuvième étage que le docteur Liu aurait contaminé ses voisins. Le 24 février, un habitant de Hongkong, âgé de 26 ans, développe des symptômes respiratoires mais ne s'inquiète pas. Il aurait dû, car, au cours de la période du 15 au 23 février, il a rendu visite à une connaissance qui séjournait, elle aussi, au... neuvième étage du Métropole. De son côté, le GPHIN découvre un rapport évoquant 50 personnes travaillant dans un hôpital de Canton qui seraient atteintes par la "mystérieuse pneumonie".
Quelques jours plus tard, le 26 février, Johnny Chen, un businessman sino-américain âgé de 48 ans, qui travaille dans une entreprise d'import-export de textile à Hongkong, est admis à l'Hôpital français d'Hanoï. Il est fiévreux, tousse et doit être placé sous assistance respiratoire. C'est un homme qui a beaucoup voyagé : il était en janvier à Shanghaï, en février dans la province de Canton et à Macao puis est retourné à Hongkong où lui aussi a rendu visite à une connaissance qui séjournait... au neuvième étage du Métropole. L'homme d'affaires est soigné par un membre de l'OMS basé au Vietnam, le docteur Carlo Urbani. Très vite, ce médecin s'inquiète et pense d'abord être face à un cas de grippe aviaire. Il prévient l'OMS qui renforce son système d'alerte.
Entre le 1er et le 4 mars, les effets de la contagion à l'hôtel Métropole s'amplifient. Le beau-frère du docteur Liu est hospitalisé à Hongkong. Une hôtesse de l'air âgée de 26 ans est admise dans un hôpital de Singapour, avec les signes du SRAS. Entre le 21 et le 25 février, elle était passée par... le neuvième étage du Métropole. Et le Hongkongais de 26 ans qui avait juste rendu visite à quelqu'un dans cet hôtel entre à l'hôpital Prince of Wales de Hongkong. Le 5 mars est une journée noire : sept personnes qui ont soigné Johnny Chen à l'Hôpital français de Hanoï sont contaminées par le SRAS et en mourront, comme l'homme d'affaires. Partout, le tribut payé par le personnel hospitalier s'alourdit de jour en jour. Face à un syndrome de plus en plus inquiétant, les autorités chinoises commencent enfin à bouger. Le 10 mars, elles demandent l'aide de l'OMS pour tenter de découvrir les causes de l'épidémie.
Episode 3 : l'alerte mondiale. Le 12 mars, l'OMS lance une alerte internationale sur "une forme grave et atypique de pneumonie au Vietnam, à Hongkong et dans la province de Canton". Dick Thompson, du département des maladies transmissibles à l'OMS, se souvient bien de cette période : "Quelques jours avant l'alerte, nous étions en contact avec nos collègues de Hanoï. C'était effrayant d'entendre ce qui se passait."
L'OMS mobilise dès lors à travers le monde des équipes de cliniciens, d'épidémiologistes et un réseau de treize laboratoires. Elle lance des recommandations pour la surveillance des transits dans les aéroports et la protection des personnels hospitaliers. "Il fallait faire comprendre qu'il suffisait d'une personne infectée à Hongkong pour créer un gros problème à Toronto", résume M. Thompson.
Dans les médias internationaux, la maladie devient le deuxième titre après la guerre en Irak. Le spectre d'une épidémie mondiale s'amplifie. L'OMS va, quotidiennement, livrer le nombre de cas, de morts et de pays concernés par cette nouvelle maladie. La liste s'allonge inexorablement. Les passagers des vols en provenance de l'Asie sont mis sous surveillance et les mises en quarantaine se multiplient.
Le 15 mars, l'OMS donne un nom facilement mémorisable à cette maladie : le SRAS ou SARS en anglais, quatre lettres qui vont envahir le Web et les dépêches des agences de presse. Il apparaît que le syndrome se propage par des contacts très proches et probablement par des gouttelettes de salive après un éternuement ou une toux.
Le 29 mars, le docteur Urbani, le premier responsable de l'OMS à avoir identifié l'apparition du SRAS à Hanoï, meurt de cette maladie. Le lendemain, les autorités de Hongkong annoncent que 213 cas sont survenus parmi les habitants des Jardins d'Amoy, un vaste ensemble d'immeubles de grande hauteur. Sur ces 213 cas, 107 résident dans des appartements situés au-dessus du dixième étage sur le même angle de la tour E. Les hypothèses se multiplient.
Parmi elles, celle d'une personne extérieure à la résidence et présentant des signes de SRAS qui aurait rendu visite à un habitant des Jardins d'Amoy. Atteint de diarrhée, il aurait utilisé les toilettes. Un problème de canalisation pourrait être à l'origine d'une contamination via ses excréments. Les habitants sont placés en quarantaine et les bâtiments évacués.
Le 2 avril, pour la première fois de son histoire, l'OMS émet un avis de restriction de voyage et recommande de ne pas se rendre à Hongkong et dans la province de Canton. Deux semaines plus tard, le 16 avril, le réseau de laboratoires travaillant sous l'égide de l'OMS confirme qu'"un nouvel agent pathogène, un coronavirus encore jamais observé chez l'homme", est à l'origine du SRAS. L'OMS accuse ouvertement le gouvernement chinois de minimiser l'épidémie de pneumonie atypique. Son attitude de dissimulation a compliqué le travail des experts chargés de remonter les chaînes de transmission de la maladie et, surtout, a favorisé la propagation de la maladie.
Episode 4 : pendant ce temps, au Canada...
Parmi les clients séjournant à l'hôtel Métropole de Hongkong en même temps que le docteur Liu se trouvaient plusieurs touristes canadiens : un couple de septuagénaires de Scarborough, dans la banlieue de Toronto, venus rendre visite à de la famille, et trois hommes d'affaires de Toronto, Vaughan (dans l'agglomération torontoise) et Vancouver. Ils vont ensuite s'égailler. L'homme d'affaires de Vancouver continuera son voyage en Asie. Celui de Vaughan fera de même. Tous deux ont été contaminés et ne le sauront qu'à leur retour au Canada.
Agé de 72 ans, l'homme d'affaires de Toronto, venu lui aussi à Hongkong, le 13 février, pour une réunion de famille va être le premier à tomber malade. Il n'y a eu qu'une journée où son séjour au Métropole a coïncidé avec celui du docteur Liu, leurs chambres étant situées au même étage. Aucun contact direct ne semble avoir existé entre les deux hommes et le Sino-Canadien ne se souvient pas s'il a rencontré le docteur Liu dans les parties communes de l'hôtel. Il sera hospitalisé sur place, dans le même établissement.
A l'hôpital, en plus de sa pathologie pulmonaire, il souffre de diarrhée. Trois infirmières du service où il se trouve ont été en contact avec lui sans qu'elles se soient protégées. Elles vont contracter la maladie. Il en ira de même pour le neveu de ce malade, un homme âgé de 50 ans, qui lui a rendu brièvement visite une première fois au Métropole, puis deux fois à l'hôpital. Enfin, un patient de 56 ans, opéré pour un cancer rénal et ayant passé cinq jours dans la même unité que l'homme d'affaires de Toronto, bien qu'un lit les sépare, va également présenter un SRAS.
Le 23 février, le docteur Donald Low, chef du service de microbiologie au prestigieux Mount Sinai Hospital de Toronto, quitte Hongkong par le vol d'Air Canada. Il a passé une nuit à l'hôtel Marco Polo, situé à deux kilomètres du Métropole. Sur place, il a lu dans un journal anglophone un article sur la mort dans une zone rurale du sud de la Chine de deux personnes des suites d'une pneumonie probablement contractée au contact d'animaux de ferme. Donald Low n'a pu s'empêcher de dire à l'un de ses fils qui l'accompagnait : "Ils ont un problème là-bas." Il ne savait pas que dans un autre avion que le sien, le même jour, l'agent du SRAS était en route pour Toronto.
C'est par l'intermédiaire involontaire de Mme Kwan Sui-Chu, 78 ans, que l'agent de la pneumonie atypique va pénétrer sur le sol canadien. C'est à ce titre qu'elle est considérée comme le "cas index" de l'épidémie à Toronto. Cette résidente de Scarborough et son mari, âgé de 79 ans, sont venus à Hongkong pour y voir leur fils. Comme le docteur Liu, ils séjournent au neuvième étage du Métropole, du 18 au 21 février. Mme Kwan et son mari rentrent à Toronto le 23 février par un vol de la compagnie Continental et retrouvent leur domicile qu'ils partagent avec deux autres de leurs fils, leur belle-fille et leur petit-fils âgé de cinq mois.
Deux jours après son retour, Mme Kwan, qui est atteinte d'un diabète non insulinodépendant et d'une maladie coronarienne, commence à avoir de la fièvre, des douleurs musculaires, un mal de gorge et une toux sèche. Elle consulte son médecin de famille le 28 février. Il ne note aucune anomalie clinique en dehors d'une gorge rouge et la renvoie chez elle avec une ordonnance d'antibiotiques. Quarante-huit heures passent au cours desquelles la toux de Mme Kwan s'aggrave et des difficultés respiratoires s'installent. Le 5 mars, neuf jours après l'apparition des premiers symptômes, Mme Kwan meurt à son domicile après avoir sombré dans le coma. La famille appelle le 911, le numéro des urgences au Canada. Des ambulanciers, un policier et un magistrat, Mark Schaffer, se déplacent. La famille refuse l'autopsie et le corps de Mme Kwan est transporté dans un funérarium. Sur la base des indications des proches de la défunte, qui signalent la récente "grippe" et les antécédents médicaux de Mme Kwan, Mark Schaffer consigne "mort par crise cardiaque" dans le dossier.
Le 27 février, deux jours après l'apparition des premiers symptômes chez sa mère, le fils de Mme Kwan, Tse Chi Kwai, âgé de 43 ans, a de la fièvre et des sueurs. La fièvre va disparaître au bout de cinq jours, mais les autres signes cliniques de la maladie surviennent. Il consulte son médecin. Une radio pulmonaire montre une atteinte de deux des lobes du poumon droit qui entraîne sa mise sous antibiotiques. Plus tard dans la journée, M. Tse conduit son épouse, à son tour malade, chez un autre médecin, Ada Ying Tak Lo.
L'état de M. Tse ne s'améliore pas. Il se rend à l'hôpital de Scarborough. M. Tse a une fièvre à 39,8°C et n'oxygène pas bien son sang. La radio montre des lésions dans les deux poumons. Il est hospitalisé pour une suspicion de tuberculose. Il reçoit une antibiothérapie à large spectre et des antituberculeux. Il est ventilé au masque. Le lendemain, l'intubation devient nécessaire.
L'un des médecins du Scarborough Grace Hospital appelle sa consœur Allison McGeer, qui travaille dans le service microbiologie dirigé par Donald Low pour discuter de ce cas. Le docteur McGeer a été informée de l'épidémie en Chine par le réseau ProMED, mais elle ne sait rien de la situation à Hongkong.
DÈS le 8 mars, du fait des risques de tuberculose, le reste de la famille ayant été en contact avec Mme Kwan et son fils est examiné au Mount Sinai Hospital. Les cinq adultes et les trois enfants ont eu de la fièvre et des symptômes respiratoires. En dehors du gendre de Mme Kwan et de ses trois petits-enfants qui ne montreront plus d'autres signes d'infection, tous ont des anomalies radiologiques.
Le 13 mars, six jours après son admission, M. Tse meurt. Les examens de routine pratiqués pour identifier la cause du décès se révèlent négatifs. L'autopsie montre des lésions diffuses des alvéoles pulmonaires correspondant aux manifestations d'un syndrome de détresse respiratoire aiguë. Il existe aussi des signes en faveur d'une possible infection virale. "Nous avons cherché tous les agents infectieux possibles, même les moutons à cinq pattes", se souvient Allison McGeer. Des prélèvements sont envoyés dans un laboratoire canadien, à Winnipeg, et au Centre de contrôle et de prévention des maladies (CDC), à Atlanta (Etats-Unis). C'est dans ces tissus que le CDC identifiera le coronavirus d'un type nouveau, suspecté d'être impliqué dans le SRAS.
Le 13 mars, au lendemain de l'alerte mondiale de l'OMS, le docteur McGeer commence les discussions avec les autorités sanitaires de Toronto. Elle apprend bientôt que, ce même jour, un patient s'est présenté au General Hospital de Vancouver, en Colombie-Britannique, sur la Côte ouest du Canada avec des symptômes évoquant une grippe. Il s'agit de l'homme d'affaires, originaire de la ville, qui a séjourné au Métropole. Une heure après son arrivée à l'hôpital, le malade est pourvu d'un masque et mis à l'isolement. Aucun soignant ne sera contaminé à Vancouver, et ce cas restera le seul de la ville.
Avec le retour de touristes trois semaines avant l'alerte mondiale de l'OMS, Toronto a joué de malchance, le hasard a favorisé Vancouver. En effet, le 20 février, le Centre de contrôle des maladies de Colombie- Britannique avait avisé toutes les structures sanitaires de la province d'un risque d'épidémie de grippe aviaire et recommandé de se tenir prêtes face à toute maladie pouvant y ressembler.
A Toronto, sur l'insistance du docteur McGeer, c'est le branle-bas de combat en ce jeudi 13 mars. L'alerte est donnée au réseau de surveillance de la grippe. Le lendemain, les noms des premiers morts sont rendus publics afin que toutes les personnes ayant été en contact avec eux puissent se signaler. C'est ainsi qu'Ada Ying Tak Lo, qui a examiné la femme de M. Tse Chi Kwai, contacte les autorités. Elle aussi a été infectée. C'est le premier cas survenu à l'extérieur de la famille de Mme Kwan. Le docteur McGeer envoie un courriel à son patron, le docteur Low, qui fait du ski à Banff : "TELEPHONE !", a-t-elle écrit en capitales. Il rentre immédiatement à Toronto.
La semaine commence avec une très mauvaise nouvelle : un soignant de l'hôpital de Scarborough est infecté. Le vendredi 21 mars, trois cas sont signalés parmi le personnel médical et, à la fin du week-end, ce nombre a grimpé à 38. "C'est à ce moment que nous nous sommes dit qu'une merde était tombée dans le ventilateur", résume de manière très imagée le docteur Donald Low. Le 26 mars, les autorités sanitaires de Toronto déclarent une urgence sanitaire. Dans la nuit, Don Low et Allison McGeer rédigent avec un groupe de collègues les procédures à mettre en place dans les hôpitaux de la ville.
Le 30 mars, Allison McGeer éprouve les premiers symptômes du SRAS. Elle sera hospitalisée et observera une quarantaine jusqu'au 27 mars, avant de retourner sur le front de la lutte contre l'épidémie. "A Toronto, 50 % à 60 % des cas de SRAS sont des membres du personnel soignant", rappelle le docteur Low, qui a subi huit jours de quarantaine préventive. Avec 147 cas et 23 morts, le Canada est le pays non asiatique le plus touché.
Epilogue. Le SRAS a pris pied sur tous les continents. A l'exception de la Chine, qui concentre près des deux tiers des cas mondiaux, dont Hongkong, plus du quart, le pic semble passé et l'épidémie en voie d'être contrôlée. L'OMS met cependant en garde contre tout relâchement de la vigilance. D'autant que des inconnues demeurent sur l'agent responsable (une co-infection par un autre virus n'est pas écartée) et que l'on ne dispose ni d'un test diagnostique performant ni d'un traitement ayant fait ses preuves, et encore moins d'un vaccin. D'autant que le SRAS pourrait se transformer en maladie saisonnière.
Selon le magazine Time, le coût mondial de l'épidémie s'élèverait à 30 milliards de dollars. Cependant, avec un peu plus de 400 morts en cinq mois, le SRAS apparaît beaucoup moins terrifiant que le sida, le paludisme ou la tuberculose, trois maladies qui, réunies, font de six millions à sept millions de morts par an dans le tiers- monde. Mais c'est précisément la crainte de voir un nouveau fléau s'abattre sur les pays les plus pauvres qui justifie aux yeux de l'OMS tous les efforts pour juguler cette épidémie.
Paul Benkimoun et Sandrine Blanchard
Article paru dans l'édition du 04.05.03.