Macao, le grand casino chinois
"L'enfer du jeu" ? L'ancien comptoir portugais, à proximité de Canton, en Chine, confirme sa vieille réputation : Macao est depuis peu la capitale mondiale du jeu, dépassant Las Vegas en recettes comme en démesure. Nouvel Eldorado des opérateurs mondiaux de casinos, le territoire accueille les seules salles de jeu autorisées de toute la République populaire.
Il ne faut pas chercher les plus grosses mises dans les salles de jeu de Macao, l'ancienne colonie portugaise devenue comme Hongkong une région d'administration spéciale en 1999. Mais bien dans la partie de bras de fer que se livrent les opérateurs des casinos, à la suite de l'arrivée en force des groupes étrangers. Et jusqu'à présent, ils gagnent : Macao, l'unique parcelle de terre chinoise où casinos et autres salles de jeu peuvent opérer légalement, est devenue la capitale mondiale du jeu. Avec 10 milliards de dollars en 2007, les recettes des casinos, en augmentation de 46 % par rapport à l'année précédente, dépassent celles de Las Vegas pour la deuxième année consécutive. Mais cette avalanche d'argent des Etats-Unis, de Hongkong, d'Australie, avec dans son sillage les aventuriers du business, ce surgissement de constructions et cette déferlante de touristes, principalement Chinois (27 millions en 2007, en augmentation de 22 % en un an) dans un minuscule territoire (28 kilomètres carrés) de 513 000 habitants, est en train de déstabiliser la société : congestion, pollution, inflation et petite criminalité.
UN CHÂTEAU ÉTINCELANT D'OR
Macao est aujourd'hui une ville en ébullition. On n'a pas fini de compter le nombre de casinos et d'hôtels que, déjà, un nouveau est apparu. Le dernier en date, ouvert en février, est Ponte 16 sur le port intérieur, au cœur du vieux Macao. Fin décembre, un autre hôtel-casino est apparu : MGM Grand Macau, orné à sa porte de deux lions dorés de dix mètres de haut pesant près de soixante tonnes. Mais le gros coup qui a bouleversé la donne a été l'ouverture, en août 2007, du pharaonique Venetian par le groupe américain Las Vegas Sands : le plus grand complexe de jeu du monde (coût : 1,75 milliard d'euros) et le plus gigantesque bâtiment de la planète –après l'usine de Boeing aux Etats-Unis où sont assemblés les 747… Macao compte 28 casinos gérés par les trois détenteurs de concessions (et trois sous-contractants). En cinq ans, le nombre des tables de jeu a été mul tiplié par dix et on dénombre plus de 15 000 machines à sous. Dans deux ans, ces chiffres auront doublé, avance le magazine Macau Business.
Le Venetian est construit sur cinq kilomètres carrés de terrains regagnés sur la mer entre les îles de Taïpa et Coloane, une zone dénommée Cotai. Il compte à lui seul 840 tables de jeu, 3400 machines à sous, 3000 chambres et 100000 mètres carrés d'espaces de vente pour 350 boutiques. Ce n'est qu'un début car Cotai est en plein chantier : vingt-cinq hôtels y seront construits.
Au cours des deux dernières années, en plus du Venetian et de MGM, ont ouvert trois autres hôtels casinos. En février 2007, juste avant le Nouvel An chinois, c'était au tour du Grand Lisboa, étincelante fleur de Lotus – symbole de Macao – surgissant de son bulbe et dépassant avec ses 52 étages la tour voisine qui abrite la banque de Chine. Château étincelant d'or et miroitant de néons rouge et vert, le Grand Lisboa est la réponse du " roi du jeu ", le patriarche Stanley Ho (86 ans), à l'offensive des opérateurs de Las Vegas sur ce qui fut son territoire : il détint le monopole du jeu pendant quarante ans jusqu'en 2002.
Les Américains, en particulier le groupe Las Vegas Sands, qui gère le Venitian et un autre établissement, le Sands Macao, sont arrivés dans l'enclave avec de grands bruits de mâchoires. Et ils font preuve d'une voracité pantagruélique. "Sands va avaler Macao" : la formule prêtée à son président, William Weidner, reflète jusqu'à un certain point une réalité.
Parc à thème, le Venitian se veut une évocation de la Sérénissime République. Aux répliques du Rialto et du Campanile, pratiquement grandeur nature, qui accueillent le visiteur, font pendant, au troisième niveau du bâtiment, des canaux de cinq cents mètres de long, dont l'eau sent singulièrement le chlore, sur lesquels évoluent des gondoles. Le tout sous un ciel artificiel d'un bleu pâle parsemé de nuages vaporeux. De chaque côté, sur les quais aux réverbères à trois branches allumés, se succèdent au rez-de-chaussée des répliques de façades de palais vénitiens, des boutiques de grandes marques, de lingerie féminine, d'appareils électroniques…
Avec plus ou moins de bonheur, les gondoliers entonnent O Sole mio en passant sous le pont des Soupirs. Et sur Piazza San Marco, sous la tour de l'Horloge avec ses Maures frappant la cloche, on sert des pizzas à la terrasse d'un restaurant italien appartenant à une chaîne australienne. Même le fameux café vénitien Florian s'est prêté à la mascarade : au beau milieu de l'immense salle de jeu, tel un hall d'exposition, un café porte son nom. Ne manquent que les tombes d'Igor Stravinsky et d'Ezra Pound, mais peut-être nous ont-elles échappé…
ASEPTISER LE JEU
D'un kistch hollywoodien désopilant, le Venitian attire les foules : 10 millions de visiteurs, essentiellement venus de Chine, en six mois. En famille, ils s'offrent une journée de dépaysement à bon marché, s'en mettant plein les yeux de richesses et de clinquant, de ce meilleur de l'Occident qu'on leur a vanté. Ils en rapporteront des photographies prises devant de fausses façades vénitiennes, oubliant qu'ils ont à vingt minutes de ce monument de pastiche, à Macao, l'héritage des quatre siècles de présence portugaise en sol chinois dont certains vestiges sont inscrits au patrimoine de l'humanité… Accessoirement, ils iront tenter leur chance aux tables de jeu.
C'est là le pari des opérateurs de Las Vegas : aseptiser le jeu en le ramenant au rang de divertissement à la même enseigne que le shopping, la restauration ou les concerts. Las Vegas tire désormais la moitié de ses revenus des activités non liées au jeu et les groupes américains veulent entraîner Macao sur cette voie. Ce qui n'est pas gagné. "Il faudra dix ans pour amortir l'investissement du Venitian", estime Gabriel Chan, du Credit Suisse à Hongkong, auteur d'une étude sur le boom des casinos à Macao.
De l'ère de L'Enfer du jeu, titre du roman de Maurice Dekobra, Macao passe à celle de la démesure et de la banalisation du jeu. Considéré en Chine comme l'un des trois vices, avec la luxure et la drogue, le jeu ne s'écrit plus à Macao avec l'idéogramme sulfureux utilisé dans le passé pour le désigner mais par un autre dont le sens est proche de "distraction". Et le casino est devenu un "lieu de divertis sement", non plus un tripot. Alors qu'en Chine, à Hongkong et à Taïwan, la presse utilise encore le terme péjoratif, Macao a opté pour une terminologie plus neutre. Cette aseptisation du jeu voile une réalité qui est loin d'avoir ce côté anodin et bon enfant d'un Disneyland de la Fortune.
A Macao, les tables de jeu rapportent toujours 80 % de leurs revenus aux casinos. Le joueur chinois vient pour quelques heures : il n'a ni le temps de se distraire ni de l'argent à perdre en "futilités" dans des restaurants où il payera la moindre consommation le double du prix en ville. Il est là pour tester sa chance. Dans les salles de jeu pour le vulgum pecus, au milieu des échos de tous les dialectes de la Chine, mêlés aux "Fat la! Fat la!" lancés pour attirer la chance lorsque la boule d'une roulette commence à ralentir sa course, des Chinois du Nord, reconnaissables à leur grande taille, coudoient de modestes vieilles femmes racornies du Guangdong. On trouve la même diversité de provenance des joueurs dans les salles de jeu privées où la mise est élevée et l'atmosphère plus feutrée. C'est de ces "VIP rooms" que provient l'essentiel des recettes des casinos. Et là, ce sont les intermédiaires, les junkets, qui mènent le jeu.
Dans son sens habituel, le mot anglais signifie "bombance" ou par extension "voyage aux frais de la princesse". A Macao, junkets désigne les organisateurs qui drainent les joueurs. Lorsqu'en juin 2006 la gérante d'une VIP room du Lisboa, surnommée Sœur Chatte, fut retrouvée la gorge tranchée dans sa voiture, les recettes se sont effondrées. Les junkets étaient sur le qui-vive : l'atmosphère rappelait celle des deux années qui avaient précédé la rétrocession de Macao, marquées par des règlements de compte pour le contrôle des VIP rooms. Et sans les junkets, rien ne va plus dans ces salles de jeu.
"EMPILEURS DE JETONS"
Officiellement, ils organisent les voyages des joueurs. Détenteurs des clientèles, ils reçoivent des commissions des casinos. En cantonais, on les appelle les "empileurs de jetons". Ils ont surtout un rôle de banquier au noir : ils ouvrent un crédit au joueur, qui n'a pas à apporter à Macao son propre argent. Ce dernier trouvera sur place la somme qu'il a demandée, après avoir fourni la contrepartie ou un à-valoir à un représentant du junket dans son pays d'origine. De retour, il procédera au solde de son compte. En raison du contrôle sur les changes en Chine, les joueurs venus du continent – qui sont la majorité – ont impérativement besoin de ces fournisseurs de crédit occulte.
Aux gros joueurs, le junket peut aussi offrir des services spéciaux. Tels que des mises parallèles permettant de dépasser le montant maximal de celles aux tables de jeu : le joueur convient avec le junket que lorsqu'il mise 100 à la table, il joue en fait 1 000 ou 10 000. Que ce dernier gagne ou qu'il perde, cette mise supplémentaire sera réglée directement entre eux, sans que le casino intervienne. Le junket peut aussi arranger des paris par téléphone : un de ses acolytes à la table de jeu misant pour un tiers dont il reçoit les instructions sur un téléphone portable… Le joueur véritable reste anonyme. Autant de "services" qui autorisent bien des opérations peu transparentes de blanchiment. Or, il passe chaque année beaucoup d'argent sur les tables de Macao : de 300 à 400 milliards de dollars…
MÉTHODES EXPÉDITIVES
La violence n'est pas absente de l'arrière-cour des casinos : pour recouvrer les dettes de ses clients, le junket n'entame pas une action en justice. Il a des méthodes plus expéditives grâce à ses connivences avec la pègre locale ou étrangère. En Chine, c'est aux hommes de mains des triades (mafia) que revient la tâche de faire honorer leurs dettes aux perdants. La séquestration d'un joueur malchanceux à Macao jusqu'à ce que sa famille en Chine règle ses dettes est une pratique courante. Les passages à tabac, voire les assassinats, ou les "évaporations" (des pères de familles qui disparaissent) ne sont pas rares, à croire les rubriques des faits divers des journaux hongkongais. Les malchanceux ont à leur disposition une soixantaine de prêteurs sur gages qui, comme les casinos, fonctionnent 24 heures sur 24 : 10 % d'intérêt par mois pour récupérer son bien avant cent vingt jours. Bijoux, montres, portables non repris… sont en vente dans les vitrines. Les prêteurs requins qui rôdent dans les salles proposent, eux, des prêts à l'heure pour "se refaire".
Depuis 2004, l'activité des junkets est réglementée. Ils doivent être enregistrés et obtenir une licence. Les plus puissants se sont constitués en entreprises dont certaines sont, directement ou indirectement via des sociétés écrans, cotées en Bourse à Hongkong. En raison du manque de personnel pour faire respecter les réglementations, le monde des junkets reste largement opaque.
Au départ, les opérateurs américains ont refusé de traiter avec eux. Puis, ils ont dû tenir compte de l'environnement et ils ont désormais recours à eux. "Les casinos sont surveillés, mais il est très difficile de contrôler ce qui se passe dans le sous-bois du jeu, reconnaît un juriste portugais. Avec la frénésie qui a saisi Macao, la corruption, qui avait toujours existé, a pris des proportions énormes dont témoigne la récente condamnation du ministre des transports à une lourde peine de prison. Les flots d'argent nourrissent les tentations chez les policiers les mieux intentionnés".
Les autorités de Macao paraissent dépassées par le "casino royal" auquel se livrent les opérateurs. Ils n'ont ni la compétence – c'est une administration jeune – ni la volonté d'enrayer la "machine à sous" qui a rapporté à la ville 3,7 milliards de dollars en taxes en 2007. Elles gèrent au jour le jour la croissance exponentielle du jeu, réagissant aux problèmes plus qu'elles ne les anticipent.
Pékin est agacé : le gouvernement central voit d'un mauvais œil croître le foyer de corruption que constitue Macao pour ses fonctionnaires. La peine de vingt-sept ans de prison infligée, en janvier, à l'ancien ministre des transports, Ao Man-long, coupable d'avoir détourné 100 millions de dollars sur des contrats de travaux publics, témoigne de la volonté des autorités de faire un exemple. Aux termes de la loi portugaise, appliquée par la justice de Macao, c'est la peine la plus lourde. Lourde au regard du délit commis –somme toute économique–, mais aussi de la "légèreté" des quatorze ans infligés en 1999 à "Dent cassée" chef d'une triade de Macao qui, lui, avait du sang sur les mains…
SOUPAPE DE SÉCURITÉ
Des récents procès viennent s'ajouter aux dizaines d'actions en justice entamée contre des cadres corrompus dont certains ont été exécutés. A l'entrée "Macao", le site du Quotidien du peuple fourmille d'affaires de fonctionnaires qui s'adonnent au jeu et sont acculés au suicide.
Mais Pékin ne peut aller trop loin dans la reprise en main de Macao sans compromettre sa formule "un pays, deux systèmes", en ternissant l'image de cette zone d'administration spéciale. Le jeu a pris cette ampleur à Macao avec la bénédiction du gouvernement central qui a, par ailleurs, lancé en 2004 une campagne contre le jeu d'argent en Chine même… Les casinos de Macao sont une soupape de sécurité pour les dizaines de millions de petits joueurs chinois qui viennent y courtiser la Fortune. Ils enfreignent certes les réglementations sur le change par l'entremise des officines de Zhuhai, de l'autre côté de la frontière. Mais le vrai problème est ailleurs : le blanchiment d'argent auquel se livrent certaines "baleines" –gros joueurs. Là, c'est une autre affaire : il y a trop à perdre et tant que le gâteau s'accroît, personne –ni les autorités, ni les opérateurs des casinos, ni les capitalistes "patriotes" chinois… – ne souhaite vraiment aller au-delà d'envolées sur leur "volonté de transparence".
"Autrefois, pour s'enrichir, les Anglais ont intoxiqué la Chine avec l'opium. Aujourd'hui, les Américains font de même avec le jeu. A deux différences près : ce ne sont pas eux qui ont apporté le jeu ici, et c'est Macao qui s'intoxique elle-même et en redemande", dit Paul Pun, secrétaire général de l'organisation Caritas à Macao. L'analogie est hardie, il le reconnaît, mais ne manque pas d'une part de vérité tant que les autorités n'auront pas entrepris une politique de diversification de l'économie locale.
De notre envoyé spécial à Macao (Chine) Philippe Pons
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