2007年8月9日木曜日

Moi, Shen Haijun, j'ai été esclave

Moi, Shen Haijun, j'ai été esclave
LE MONDE | 08.08.07 | 16h40 • Mis à jour le 08.08.07 | 16h40

Des ouvriers travaillent dans une briqueterie en Chine.
REUTERS/© Stringer Shanghai / Reuters
SUNAN (province du Henan) ENVOYÉ SPÉCIAL



Shen Haijun n'a pas eu de chance dans la vie. Pauvre comme l'est souvent un paysan chinois, il a dû quitter l'année dernière son village de Sunan pour aller grossir à Pékin les rangs de tous les miséreux des campagnes travaillant dans le secteur du bâtiment. Mais, au bout de quelques mois, il a démissionné, car il ne gagnait presque rien et, d'ailleurs, on ne le payait pas. Au moment de partir, pour solde de tout compte, ses employeurs lui ont jeté une poignée de yuans pour son labeur : 300 yuans (30 euros). Sept mois de salaire.


Haijun a ensuite regagné son village de la province du Henan, cette vaste région du centre du pays, l'une des plus pauvres, la plus peuplée de Chine. De retour à Sunan, il a entendu dire que les patrons des briqueteries du Shanxi, province dont la frontière court à quelques kilomètres au nord de Sunan, cherchaient des ouvriers. Il a sauté dans un bus pour le district d'Hongtong, a trouvé le téléphone de l'une de ces usines et a passé un coup de fil. Un peu plus tard, on est venu le chercher. Le piège s'est alors refermé sur lui.

De travailleur exploité à Pékin, il est descendu d'une marche de plus sur le triste escalier de son destin : en cette année 2007 qui va voir la Chine devenir la troisième puissance économique mondiale, Shen Haijun, 37 ans, est devenu esclave. L'une des victimes d'une affaire qui a provoqué en Chine une vibrante indignation, relayée par une rare couverture médiatique : en quelques jours, au mois de juin, la police a libéré, dans des dizaines de briqueteries du Shanxi, 570 "ouvriers esclaves", dont 41 enfants. Cent soixante personnes ont été arrêtées. Des procès ont eu lieu. Un homme de main a été condamné à mort pour avoir tué un esclave handicapé mental qui ne travaillait pas assez dur.

Il y a quelques jours, nous avons retrouvé Shen Haijun dans son village. A notre arrivée, il était absent et ses voisins sont allés le chercher. Un peu plus tard, il est apparu, boitillant sur le chemin de terre, vêtu d'un pantalon militaire de camouflage et d'un tee-shirt pas très propre, s'avançant, main tendue, un sourire découvrant des dents en deuil de gros fumeur.

A quelques pas de là, il a déverrouillé le portail de sa petite ferme. Il y vit seul : son père est mort, sa mère garde des troupeaux dans une province voisine, sa soeur et son frère habitent un peu plus loin. A la nuit tombée, on s'est assis dans son salon, l'une des deux pièces misérables de la baraque en briques : sol de terre battue, murs noircis, pas d'eau courante, recoins tapissés de toiles d'araignée, pas d'électricité, bougies sur des tables basses en bois, petit foyer pour la cuisine, minuscules tabourets en guise de sièges, grande jarre sur laquelle est apposée une affichette annonçant en un joli caractère : "eau pure".

Fumant cigarette sur cigarette, le visage mangé par la pénombre, assourdi par les trilles incessants des grillons dans le jardin, il a raconté son histoire. Avec lenteur, réfléchissant longuement aux questions, donnant de lui l'image d'un homme perdu ayant les plus grandes difficultés à décrire ce qui lui est arrivé, s'étonnant parfois de notre insistance, il s'est efforcé de décrire un cauchemar de trois mois qui l'a mené au-delà des portes du malheur. A un moment, il a précisé, devinant notre impatience : "On m'a tellement frappé que j'ai été commotionné, c'est ce que les médecins m'ont dit après ma libération."

"Je suis parti au hasard pour trouver du travail", a dit Haijun, en commençant une narration qui allait se poursuivre tard dans la nuit. Quand le véhicule l'a amené dans une usine de briques de Caosheng - mais il ne se souvient plus du nom de ce village souvent cité dans la presse en juin -, il n'a pas tardé à réaliser qu'il était tombé dans un traquenard. "Sitôt arrivé, il a fallu se mettre au boulot. On m'a désigné des tas de briques que je devais empiler sur un chariot au fur et à mesure qu'on les disposait devant moi." A la nuit tombée, on l'a enfermé dans une grange "en compagnie de 70 à 80 personnes". Les gardiens ont cadenassé les portes. Ils étaient cinq à les garder et à les battre. Sans compter "les sept chiens-loups" que Haijun a dénombrés.

Le nouvel esclave a dû comprendre rapidement qu'il était arrivé en enfer. Même si ce n'est pas comme ça qu'il le raconte : "Je me suis rendu compte que le travail était dur", se souvient-il. Une litote pour exprimer une réalité bien au-delà de la "dureté" du travail : réveil à l'aube, à 10 heures un mantou - pain à la vapeur - pour petit déjeuner, retour aux galères ensuite jusqu'à minuit, un labeur seulement interrompu par deux repas de petits pains de maïs. A l'extinction des feux dans la grange-prison, tout le monde "dort côte à côte, épaule contre épaule."

Au bout de quatre jours de ce traitement, Haijun n'en peut plus. "J'ai annoncé que j'allais partir, raconte-t-il, et c'est là que les gardiens m'ont cassé la jambe." Il montre sa cheville tordue, où sont encore visibles des hématomes. Durant dix jours, il restera couché sans soins avant d'être forcé de se remettre au travail. "J'empilais les briques en marchant avec une canne." L'esclave affranchi décrit les coups, les vexations que lui et ses collègues devaient subir. "Les gardes et contremaîtres nous frappaient régulièrement avec tout ce qui leur tombait sous la main. La plupart du temps avec des briques. Mais, pour me punir d'avoir voulu les quitter, trois d'entre eux me sont tombés dessus." Il s'interrompt, puis s'échauffe : "Ils m'ont tapé, tapé, tapé !" rugit-il en mimant un marteau qui s'abat.

Haijun se souvient que, parfois, de nouveaux forçats étaient amenés inconscients, drogués par les esclavagistes : on promet aux gens du travail et ils se retrouvent esclaves après avoir absorbé des somnifères. Dans la briqueterie, les prisonniers étaient âgés de 15 à 60 ans. Parfois, les plus vieux devenaient des "capos" se mettant à frapper leurs congénères pour complaire aux gardes-chiourme. Personne n'a jamais essayé de se rebeller, et notre remarque fait sourire l'ancien forçat : "On nous avait tellement frappés, on était tellement fatigués que c'était impossible d'y penser. D'ailleurs, on ne se parlait jamais entre nous !"

Shen Haijun ne sait pas que son "laoban" - le patron - n'était autre que le fils du responsable local du Parti communiste : Wang Bingbing a été condamné à neuf ans de prison, le 19 juillet. L'un des sbires qui lui a cassé la jambe est peut-être l'homme de main Zhao Yanbing, le seul condamné à mort de l'affaire. Shen Haijun n'imagine pas qu'il y ait pu avoir collusion entre les officiels et les mafieux. Il remercie "la police pour (l') avoir libéré et le gouvernement pour (lui) avoir donné 5 000 yuans (500 euros) après (sa) libération".

Shen Haijun incarne à l'extrême la figure d'un paysan chinois écrasé par le ciel et le destin. "Nous, les paysans chinois, constate-t-il, on est pauvres." Il conclut en employant un mot qu'il n'avait jusque-là jamais utilisé : "Oui, pendant ces trois mois, j'ai été un esclave !"
Bruno Philip
Article paru dans l'édition du 09.08.07.

 

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