2008年3月10日月曜日

Tour de vis chez les Ouïgours

Tour de vis chez les Ouïgours
LE MONDE | 18.12.07 | 14h15 • Mis à jour le 09.03.08 | 12h36
XINJIANG ENVOYÉ SPÉCIAL


AFP/FREDERIC BROWN
De jeunes Ouïgours en 2003 à Kashgar, dans le Xinjing. Pékin met en avant la pauvreté de cette région pour justifier sa reprise en main.


Appelons-le monsieur A. Visage glabre, cheveux courts, le pantalon maintenu bien haut par un ceinturon, la sacoche à la main : jusqu'à la démarche chaloupée, il possède tous les signes extérieurs de l'apparatchik chinois. Il est membre du Parti et il occupe une fonction officielle au sein du gouvernement de Kachgar (Kashi en chinois), la principale ville des confins occidentaux du Xinjiang. M. A (il refuse que son identité soit divulguée) est un Ouïgour qui n'a pas que des amis chez lui. Dès son entrée dans la tchaïkhana (salon de thé) de la vieille ville où on lui a donné rendez-vous, son apparition jette un froid parmi les habitués.

Et pour cause, il fait partie des rares Ouïgours résolus à aider le gouvernement de Pékin dans son entreprise de sinisation du Xinjiang, et notamment du sud-ouest de la province, autrefois une région clé de la Route de la soie et aujourd'hui tenue pour un bastion du sentiment antichinois. C'est là, dans ce Far West chinois, que vivent les trois quarts des 8,5 millions d'Ouïgours. Musulmans et turcophones, ils représentent 90 % de la population de cette contrée engourdie dans son sous-développement. Pékin s'est mis en tête de la désenclaver, à l'image du reste du Xinjiang, région autonome où les Chinois hans sont devenus majoritaires - leur proportion est passée de 7 % en 1949 à près de 50 % aujourd'hui dans l'ensemble du Xinjiang.

"Comprenez bien, explique M. A, dans un comté comme celui de Yarkand (dont Kachgar est la préfecture), 90 % de la population est paysanne et fait vivre 10 % d'urbains. Il n'y a pas d'usines. Ce type de modèle économique doit changer. Les gens ont tous des capacités d'adaptation." Pour échapper aux regards de ses compatriotes ouïgours, notre interlocuteur a préféré poursuivre la conversation dans un restaurant de la partie chinoise de la ville, avec des serveurs en costume et un orchestre traditionnel. C'est ici qu'il doit justement régaler, un peu plus tard, une délégation d'officiels de Shanghaï.

C'est qu'on se presse de toute la Chine dans cette province éloignée où aboutit la route des oasis, celle qui contourne le désert du Taklamakan par le sud, pour relier Hotan (ou Khotan) à Khargilik, puis Kachgar. Partout, les nouveaux quartiers chinois, construits à la va-vite, alignent les boutiques aux façades carrelées, les succursales de grandes banques et les officines de téléphonie mobile. Derrière ce décor ingrat, au bout de ruelles en terre battue, se cachent des villes anciennes, tout entières faites de pisé.

A Kachgar, une large banderole qui barre l'un des boulevards centraux voudrait faire de la ville le futur "centre de gravité économique d'Asie centrale". "On veut faire venir toutes sortes d'entreprises pour fabriquer ici et exporter", indique M. A. Il décrit avec application les succès de la foire de Kachgar, ses milliers de visiteurs chinois et étrangers, ou encore les projets d'agrandissement de l'aéroport, qui sera relié en 2008 à Islamabad, au Pakistan, et à 17 provinces chinoises - la seule liaison actuelle étant Urumqi, la capitale du Xinjiang.

Le fonctionnaire territorial s'épanche sur le dispositif imaginé par les cadres du parti pour réduire la pauvreté : l'envoi de contingents de jeunes Ouïgours, en majorité des filles, dans des usines de la Chine côtière. "Chaque comté est responsable de cette main-d'oeuvre auprès des entreprises. Il paie les assurances, le voyage et pour chaque groupe, un cuisinier et deux traducteurs", explique-t-il. Selon lui, les filles pourront revenir travailler au Xinjiang, plus tard. Il serait même prévu que le comté donne des terrains aux entreprises pour qu'elles créent des usines sur place.

Ce programme aurait été lancé à grande échelle en 2006, selon un autre officiel du Parti, interrogé, lui, au téléphone. "Deux mille jeunes filles du comté de Yarkand ont déjà été envoyées dans le Shandong et à Tianjin (Chine côtière). Il y en aura 6 000 en 2007. On leur donne une formation de base, puis elles sont payées 80 euros par mois", assure-t-il.

A Kargilik, à 300 km à l'est de Kachgar, des habitants racontent que des recruteurs font du porte-à-porte, photos d'usines à la main, et que 80 filles travaillent déjà à Tianjin, près de Pékin. Un jeune artisan de Karavach, à une trentaine de kilomètres de Kachgar, où l'on fabrique des poignards de père en fils, confirme qu'une dizaine de filles de son hameau sont déjà parties, et il estime à 80 le nombre de celles qui ont quitté le village.

Au Xinjiang, beaucoup d'Ouïgours "considèrent cette politique comme la plus humiliante jamais conduite par les autorités chinoises", a récemment déclaré à Washington, devant le Congrès américain, la dissidente Rebiya Kadeer, figure de proue de l'opposition ouïgoure en exil. Pour l'ONG Uyghur Human Rights Project, basée elle aussi à Washington et liée à Mme Kadeer, cette politique place Pékin en flagrant délit d'"assimilation forcée" : l'ONG dénonce les dangers de cette politique qui installe un groupe déjà vulnérable, car mal intégré et discriminé, dans un rapport de forces défavorable. "Les autorités locales font montre de zéro tolérance envers toute opposition", affirme Mme Kadeer, qui fut emprisonnée en Chine de 1999 à 2005. D'après les témoignages recueillis par l'ONG, des officiels soucieux de remplir leurs quotas auraient forcé des familles à enrôler leurs propres filles. Dans les usines, les salaires seraient inférieurs aux niveaux annoncés. Dans un cas, les ouvrières ouïgoures auraient été séquestrées.

L'objectif du plan quinquennal conduit par Pékin serait, d'après cette ONG, de transférer jusqu'à 240 000 ouvriers du Xinjiang : ces petites mains ouïgoures sont censées renvoyer une partie de leur salaire vers les campagnes, à l'instar des quelque 150 millions de paysans-ouvriers chinois. Mais ceux-là ont au moins la liberté de décider où s'employer et de démissionner. Une option toute relative pour ces jeunes femmes. "On manque de main-d'oeuvre. Elles, elles sont faciles à gérer : elles ne parlent pas chinois, craignent pour leur sécurité et ne vont donc pas faire de shopping ! En plus, elles ne changent pas souvent de travail", justifie candidement le responsable de la NingboYageer, une usine de confection qui dit avoir accueilli 400 jeunes filles dans le Zhejiang, une province voisine de Shanghaï.

Après cinquante-sept ans de sinisation du Xinjiang, Kachgar et sa région donnent l'impression d'être repliés sur leurs traditions. On y pratique l'islam - ici de tradition soufie, modéré - sous la haute surveillance d'imams choisis par le régime. Certes, toute une nouvelle classe d'âge a eu accès à l'éducation. Mais les jeunes Ouïgours qui ont fait des études, souvent seuls à parler mandarin dans leur famille, disent se heurter à un plafond de verre.

Dans la minuscule boutique qu'il a ouverte à Yarkand pour vendre des ordinateurs, Alim (nom d'emprunt), qui a 22 ans et parle parfaitement anglais, ne cache pas sa colère face aux mille et une frustrations résultant du joug chinois et demande plusieurs fois comment on peut l'aider à partir travailler à l'étranger. Quand on repassera le voir à l'improviste, le lendemain, il avouera que la police l'a emmené au poste le matin même et interrogé deux heures durant. "Vous voyez, simplement pour avoir parlé à des étrangers dans ma boutique !", soupire-t-il.

Depuis la fin des années 1990, et surtout depuis 2001, les campagnes menées au nom de la lutte antiterroriste se succèdent dans le Xinjiang, sous forme de vastes rafles. L'ONG Human Rights in China (HRIC) a publié en 2005 un rapport sur cette répression cachée. Ce tour de vis fait apparaître les Chinois en colonisateurs pilleurs de ressources : avec ses richesses en hydrocarbures et ses nouvelles autoroutes, le Xinjiang est au 13e rang des provinces chinoises pour son PIB. Pourtant, à Urumqi, la capitale (2 millions d'habitants dont 75 % de Chinois hans), à 1 000 km au nord-est de Kachgar, tous les jeunes Ouïgours ne sont pas insensibles à la dynamique de la croissance chinoise. Pour eux, la Chine incarne la modernité : "Ma famille se plaint que je ne respecte pas assez les traditions. Les jeunes ici touchent à l'alcool, à la marijuana, il y a des filles...", dit Mohammed, le seul de sa famille à avoir fait des études à l'université. "Avec les bonnes compétences, on peut trouver du travail à Urumqi, quelle que soit sa nationalité. C'est comme New York", poursuit-il, tout en reconnaissant que ses options sont limitées : diplômé de sciences physiques, il n'a pas souhaité devenir enseignant car "il y a trop de restrictions" - il est interdit de pratiquer l'islam.

Mohamed est guide touristique et rêve de se mettre à son compte. L'un de ses amis ouïgour a créé un cabinet d'expert-comptable. Un autre fait du commerce de textile avec les pays d'Asie centrale, mais il n'a pas la possibilité de voyager : alors que la Chine investit à tours de bras dans les réseaux de transport qui la lient à ses voisins (Kirghizstan, Kazakhstan, Tadjikistan, Pakistan), les autorités de Pékin n'autorisent qu'au compte-gouttes les voyages des Ouïgours pour éviter qu'ils se rendent à La Mecque en transitant par des pays tiers. En 2006, des pèlerins ouïgours avaient manifesté devant l'ambassade d'Arabie saoudite au Pakistan pour obtenir leur visa. Impossible que cela se reproduise cette année : les passeports sont confisqués. A l'heure de la pax sinica, la nouvelle route de la soie sera chinoise ou ne sera pas.
 
Brice Pedroletti
Article paru dans l'édition du 19.12.07.

 

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